GEORGES CLEMENCEAU A SINGAPOUR
Le 18 janvier 1920, en démissionnant de ses fonctions de Président du Conseil, Georges Clemenceau quitte définitivement la vie politique. Agé de 79 ans, désormais sans mandat officiel, le vieil homme d’Etat va pouvoir satisfaire à l’une de ses plus grandes passions : voyager. Tout entier à sa liberté nouvelle, Georges Clemenceau – alias « le Tigre » - décide d’effectuer un long périple en Asie du Sud et du Sud-Est, de septembre 1920 à mars 1921. Au cours du premier et unique voyage que fait Clemenceau en Asie, l’escale à Singapour du 17 au 22 octobre est particulièrement importante avec un emploi du temps varié.
Le dimanche 17 octobre, le paquebot français fait son entrée dans le port de Singapour. Depuis le pont supérieur, la vision du port a fortement impressionné Clemenceau.
Au Johnston’s pier, il est accueilli par une foule nombreuse d’officiels, d’admirateurs et de curieux. Lui qui a embarqué à Marseille en simple citoyen, est reçu à Singapour à l’égal d’un chef d’Etat. Enthousiasmé, il télégraphie à ses proches, le soir même, ces quelques mots : « Nous sommes arrivés ce matin. Un peu déconcertés par une réception officielle dépassant tout ce qui pouvait être prévu. (…) Singapour est une merveille. »
Le 18, il fait une promenade en mer à bord du navire le Curlew et se repose dans la vaste résidence officielle de son hôte, le Gouverneur Sir Laurence Guillemard.
Le mardi 19 octobre, il poursuit le programme officiel qui a été établi pour sa semaine à Singapour. Après avoir visité le Raffles Museum et le General Hospital, il demande, passant devant un temple chinois, au cortège de s’arrêter dans Balestier Road. Cette visite n’est que le prologue de sa rencontre réelle avec le monde chinois. Un monde qui l’a toujours intéressé, politiquement et culturellement. Il est reçu ensuite au Tanglin Club par la communauté française puis il est l’hôte d’honneur d’un banquet offert par la communauté chinoise.
Le lendemain, 20 octobre, Clemenceau plonge au cœur de Chinatown. Accompagné par ses deux compagnons de voyage, Pietri et Turpault, et par le consul de France Danjou, il a la chance d’être guidé par le Dr Lim Boon Keng, docteur en médecine comme Clemenceau. Porte-parole de sa communauté, il représente la conscience morale de Singapour, respecté de tous pour son action en faveur de l’éducation, des réformes et du droit des plus démunis. Déambulant dans les ruelles de Singapour, Clemenceau apprécie l’animation d’un peuple affairé, écoute la diversité des dialectes et s’intéresse à l’architecture des shophouses, ces étroites maisons abritant au rez-de-chaussée le magasin et à l’étage l’habitation. Pourfendeur de la consommation d’opium, le Dr Lim Boon Keng lui en montre les méfaits en l’entraînant dans une fumerie. Clemenceau ayant exprimé le désir de visiter une école chinoise, le philanthropique docteur singapourien lui fait visiter la Yeung Cheng school et la Chinese Girl’s school.
Selon un article de la presse locale, Clemenceau rencontre le 21 octobre une personnalité de la communauté indienne ainsi que des membres de la communauté malaise, dont le Sultan de Johore.
Le jeudi 22 octobre, il est reçu à l’institution catholique française du couvent du Saint Enfant Jésus. Dans son discours qu’il fait aux jeunes filles, essentiellement des orphelines asiatiques ou métis, il revient sur les années de guerre et sur l’Entente Cordiale.
A Singapour, on n’attend pas la disparition du « France’s Grand Old Man » pour laisser une trace impérissable de sa venue. C’est de son vivant qu’on veut lui rendre hommage. Les autorités de Singapour organisent en grande pompe l’inauguration officielle de l’Avenue Clemenceau. En présence de l’illustre Français que l’on veut honorer, la plus longue et large des avenues de Singapour est baptisée de son nom. A 11 h, il coupe le traditionnel ruban et remercie ses hôtes pour l’honneur qui lui est fait et « qu’il ne mérite pas », pour reprendre ses propres termes. Monté sur une sorte de podium, il fait face à un auditoire de choix, au premier rang duquel figure Lord Guillemard et quelques personnalités de la ville. Dans le monde, Singapour est la première ville d’importance à donner le nom de Clemenceau à une de ses artères. Cette ultime cérémonie se déroule le matin du départ de Clemenceau pour les Indes néerlandaises. Elle marque symboliquement la fin du séjour officiel du « Tigre » à Singapour et souligne une fois encore la qualité de l’accueil qui lui est réservé.
Ce départ de la colonie n’est toutefois pas définitif puisque Clemenceau décide de s’arrêter à nouveau à Singapour, lors de son voyage retour à destination de l’Inde. C’est ainsi que du 15 au 23 novembre, les Singapouriens ont encore parmi eux Clemenceau. Mais cette fois, à cause d’une maladie des bronches contractée à Surabaya (Java), le nombre de ses sorties est limité. Cependant, à l’occasion d’une nouvelle cérémonie officielle, il pose la première pierre du monument commémoratif de la Guerre de 1914-1918.
Confrontée à la richesse et à la puissance du Singapour d’aujourd’hui, il faut relire la déclaration prémonitoire que Clemenceau fit à la presse, il y a près d’un siècle :
« Votre pays est merveilleux et je suis presque confus d’avoir bénéficié de tant de gentillesse. Je ne l’oublierai jamais. Réellement, la façon dont j’ai été reçu à Singapour est allée droit à mon cœur. (…) Ici règne une réelle atmosphère de satisfaction partagée par toutes les races. Vous n’avez pas de mendiants dans la ville. J’ai même demandé (…) quand viendra le temps où, de par les rues, les gens de Singapour dépenseront leur argent sans compter. »
Matthieu Séguéla
Résumé par Danièle Weiler et Maxime Pilon d’après l’article de Matthieu Séguéla, « Clemenceau à Singapour », 16 p., 2007.